Le développement d’algorithmes comme ChatGPT ou Midjourney implique l’utilisation de vastes ensembles de données qui doivent être analysées par des individus. Ces personnes, communément appelées « annotateurs », sont essentielles pour le bon fonctionnement de ces technologies, mais elles sont souvent en situation de précarité, rémunérées de manière insuffisante et restent dans l’ombre.
Le quotidien difficile des travailleurs du clic pour former les intelligences artificielles
En 2021, Mophat Okinyi se retrouve confronté chaque jour à des centaines de textes contenant des descriptions choquantes de viol, d’inceste, ou de nécrophilie. Son travail chez Sama, une entreprise de traitement de données chargée de former un modèle d’intelligence artificielle (IA), consiste à annoter ces textes pour indiquer au logiciel ce qui est problématique.
Les employés de base à qui revient cette tâche sont rémunérés à hauteur de 21 000 shillings kenyans par mois, une somme symbolique qui n’efface pas les cicatrices laissées par ce travail. Mophat affirme que cette expérience affecte encore aujourd’hui ses relations familiales. Ce calvaire rappelle celui des modérateurs de contenu des réseaux sociaux, une réalité qui cache un aspect sombre de l’industrie de l’IA.
Selon Antonio Casilli, professeur à l’Institut polytechnique de Paris, l’IA repose en réalité sur un travail humain considérable et indispensable, mobilisant des millions de travailleurs invisibles à travers le monde. Ces travailleurs, souvent oubliés, réalisent des tâches cruciales pour l’entraînement des algorithmes, souvent dans des conditions de précarité et de secret.
Cliquer encore et encore
Que ce soit en interagissant sur les réseaux sociaux ou en identifiant des éléments sur des captchas, les utilisateurs contribuent depuis longtemps à la formation des algorithmes sans rémunération. Cependant, pour créer des modèles IA aussi avancés que ChatGPT ou Midjourney, il est nécessaire de disposer de quantités massives de données annotées, un processus essentiellement humain et impossible à automatiser.
« Ce n’est pas suffisant, mais c’est déjà quelque chose »
De nombreuses entreprises ont recours à des sous-traitants pour l’annotation des données, faisant appel à des sociétés comme Sama, Remotasks, Appen ou Toloka, qui emploient des travailleurs indépendants pour des micro-tâches. Ces travailleurs, souvent recrutés dans des pays à faibles revenus, sont payés des sommes dérisoires pour des tâches parfois complexes et chronophages.
Antonio Casilli souligne que cette pratique de sous-traitance à l’étranger s’apparente à une forme de néo-colonialisme, exploitant la main-d’œuvre peu rémunérée de pays en développement pour les besoins des industries technologiques des pays occidentaux.
Précarité et dépendance
Les travailleurs du clic déplorent souvent des inégalités de traitement et des salaires bas, même pour des tâches effectuées correctement par rapport au marché local. Les conditions de travail, souvent fragmentées et imprévisibles, laissent peu de place à la stabilité et à une rémunération équitable pour les travailleurs indépendants.
Cette exploitation peut parfois prendre des formes extrêmes, avec des étudiants contraints de passer des journées entières à annoter des données pour des salaires inférieurs au minimum légal, dans l’objectif de former des IA au détriment de leur propre bien-être.
« L’IA ne peut pas être éthique si elle est entraînée de façon immorale »
Le manque de transparence entourant l’annotation des données soulève des questions éthiques majeures, notamment concernant l’utilisation de ces informations. Les travailleurs du clic sont souvent dans l’ignorance quant à la destination finale de leurs données, ce qui pose des problèmes d’éthique et de responsabilité.
Mophat Okinyi, ancien analyste qualité chez Sama, milite pour une meilleure reconnaissance et une rémunération juste pour ces travailleurs invisibles, soulignant l’importance de transformer les pratiques du secteur pour garantir une IA éthique et respectueuse des droits des travailleurs.
En somme, l’industrie de l’IA repose en grande partie sur le travail humain invisible et précaire des annotateurs de données, soulignant la nécessité d’une réforme en profondeur pour garantir des conditions de travail équitables et un respect des droits de ces travailleurs du clic.